Généralement, l’activité exploitée par le locataire dans les locaux loués au titre d’un bail commercial est spécifiquement visée dans le contrat de location : le locataire n’est pas autorisé à exercer une autre activité.
L’utilisation des lieux va donc dépendre de ce qui a été prévu au contrat : c’est ce que l’on appelle la « destination » du bail.
Il arrive toutefois que le locataire souhaite modifier son activité : il doit alors effectuer une demande de déspécialisation auprès du bailleur.
Ces modifications d’activités résultent souvent d’une nécessité pour le locataire de s’adapter aux évolutions du marché et des modes de consommation : certaines activités peuvent être devenues moins rentables au fil du temps (vente de tabac par exemple, ou de prêt-à-porter face à la concurrence de la vente en ligne, etc.).
Le législateur ayant vu la difficulté que pouvaient engendrer ces modifications a apporté deux réponses : la déspécialisation partielle et la déspécialisation totale.
S’il ne s’agit que d’adjoindre certaines activités aux activités déjà autorisées (activités connexes et complémentaires) on parle de déspécialisation partielle.
En revanche, lorsqu’il s’agit d’exercer une activité entièrement nouvelle et d’abandonner l’activité ancienne, on parle de déspécialisation totale, encore appelée « plénière ».
Le régime et les conditions de mise en œuvre de la déspécialisation plénière sont encadrés par le Code de commerce. Retour sur ce mécanisme et précisions sur ces modalités d’application.
I. Les conditions de la déspécialisation plénière
La déspécialisation plénière est prévue aux articles L145-48 et suivants du Code de commerce aux termes duquel :
« Le locataire peut, sur sa demande, être autorisé à exercer dans les lieux loués une ou plusieurs activités différentes de celles prévues au bail, eu égard à la conjoncture économique et aux nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution, lorsque ces activités sont compatibles avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble ou de l’ensemble immobilier.
Toutefois, le premier locataire d’un local compris dans un ensemble immobilier constituant une unité commerciale définie par un programme de construction ne peut se prévaloir de cette faculté pendant un délai de neuf ans à compter de la date de son entrée en jouissance ».
En pratique, cette procédure est rarement mise en œuvre et s’avère souvent un moyen de pression pour convenir d’une modification conventionnelle de la destination du bail, négociée entre le bailleur et le locataire.
Il est aussi important de souligner que l’article L145-48, alinéa 2 réserve le cas particulier du premier locataire dans un centre commercial concernant lequel la déspécialisation plénière ne peut s’appliquer pendant les 9 premières années.
Contrairement à la déspécialisation partielle, le Code de commerce exige une demande d’autorisation de la part du preneur en cas de déspécialisation plénière, et non pas une simple procédure d’information du bailleur.
L’article L145-48 impose par ailleurs deux conditions cumulatives pour solliciter un tel changement d’activité :
- une condition économique : le changement d’activité doit être imposé compte tenu de la « conjoncture économique » et de l’ « organisation rationnelle de la distribution » ;
- une condition matérielle : le changement d’activité doit être compatibilité avec la destination, le caractère et la situation de l’immeuble.
A. Conditions économiques pour invoquer la déspécialisation
« Conjoncture économique » cette condition est floue, le Code de commerce ne donnant aucune définition. Les juges du fond disposent donc d’un large pouvoir d’appréciation.
Il s’agit pour le preneur de justifier du fait que certaines de ses activités ont perdu, en raison de l’évolution du marché, tout intérêt pour la clientèle et qu’il ne peut plus de ce fait exploiter dans les locaux une activité rentable. La Cour de cassation considère qu’il revient au preneur de prouver la nécessité de sa reconversion et l’inadaptation de son exploitation.
La Cour précise encore que la déspécialisation n’a pas pour but de permettre au preneur de réaliser une opération purement spéculative, en substituant à une activité rentable une activité dont les bénéfices escomptés seraient plus importants.
Il doit donc s’agir d’une vraie nécessité économique de s’adapter, plus que d’une opportunité financière pour le locataire.
« Organisation rationnelle de la distribution » : elle consiste à substituer à un commerce inadapté, une activité nouvelle correspondant aux besoins de la clientèle, en fonction de l’offre commerciale déjà en place dans le secteur considéré.
On va donc ici s’intéresser à la perspective du consommateur et vérifier si, de son point de vue, la modification d’activité s’avère pertinente compte tenu de l’offre locale.
A ainsi été refusée l’autorisation de transformer un magasin de chaussures en une agence immobilière, au motif que le nombre d’agences immobilières était déjà suffisant dans la localité. Les juges du fond avaient en outre constaté en l’espèce que deux agences sur dix dans le secteur, faisaient l’objet d’une procédure collective.
Autre exemple : il a été jugé que n’était pas justifiée la demande d’autorisation d’exploiter une activité de bowling dans les lieux loués à destination de « bar, restaurant » alors que dix établissements de ce type étaient déjà ouverts dans la localité considérée, et que par ailleurs, l’abandon de l’activité de dancing n’était pas justifié par la conjoncture économique, mais par un choix du locataire, qui ne démontrait pas le caractère non rentable de cette activité.
En revanche, la déspécialisation a été autorisée pour :
- adjoindre à un fonds de toilettage d’animaux de compagnie, activité peu rentable dans un marché saturé, la vente de cadeaux et petits objets;
- la transformation d’un commerce de pressing en établissement de restauration mieux adapté à la clientèle d’un quartier touristique;
- l’exercice de tous commerces, à l’exception d’un commerce alimentaire, au profit d’un preneur dont l’activité était limitée à la « vente de cartes géographiques, reproductions industrielles de toute nature, photographie, confection de panneaux ».
Le preneur doit ainsi établir à la fois que :
- l’activité qu’il exerce n’est plus rentable, en raison d’un marché saturé et du secteur d’activité en déclin (intérêt personnel du preneur) ;
- et que celle qu’il souhaite exploiter sera bénéfique au consommateur (intérêt général en considération du marché).
B. Conditions matérielles
L’article L145-48 précise que les activités revendiquées doivent être “compatibles avec la destination, les caractères et la situation de l’immeuble ou de l’ensemble immobilier”.
La compatibilité avec la destination de l’immeuble est appréciée en fonction des nuisances susceptibles d’être générées par l’activité nouvelle (bruit, pollution, odeurs).
Il a par exemple été jugé que la destination de l’immeuble est assurée dès lors que l’installation d’un café avec restauration rapide correspond à l’environnement commercial et est accompagnée de travaux d’isolation phonique et ventilation.
II. La procédure applicable
La procédure de déspécialisation est précisée à l’article L145-49 du Code de commerce : elle débute par la notification par le preneur d’une demande d’autorisation au bailleur, qui devra en informer les éventuels autres locataires bénéficiant d’une clause d’exclusivité, puis y répondre s’il le souhaite.
A. Demande d’autorisation du preneur
Avant la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, la demande devait être notifiée par acte extrajudiciaire. Depuis la loi dite Macron, le preneur est autorisé à adresser cette demande par lettre recommandée avec demande d’avis de réception.
La demande doit préciser à peine de nullité les activités dont l’exercice est envisagé. La demande du preneur n’est donc pas limitée à une activité et il peut demander l’autorisation d’exercer une ou plusieurs activités.
B. Dénonciation aux créanciers inscrits
La demande d’autorisation doit être dénoncée, dans les mêmes formes (par acte extrajudiciaire ou lettre recommandée avec demande d’avis de réception) aux créanciers inscrits sur le fonds de commerce.
Le Code ne précise pas dans quel délai doit intervenir cette dénonciation, mais il est fortement conseillé de le faire simultanément à la notification de la demande d’autorisation au bailleur, dans la mesure où cette exigence est prescrite à peine d’irrecevabilité de la demande principale.
L’article L145-49 du Code de commerce précise que les créanciers inscrits disposent alors de la possibilité de demander que le changement d’activité soit subordonné à des conditions de nature à préserver leurs intérêts.
C. Notification par le bailleur de la demande aux locataires bénéficiant d’une clause d’exclusivité dans l’immeuble
L’article L145-49 du Code de commerce prévoit que, dès réception de cette notification, le bailleur doit, dans un délai d’un mois, aviser ses autres locataires qui bénéficieraient d’une clause d’exclusivité dans le même immeuble. Là encore, l’information est faite par acte d’huissier ou lettre recommandée.
Les locataires qui bénéficient d’une clause d’exclusivité dans le même immeuble ont alors l’obligation de faire connaître leur position dans un délai d’un mois à peine de forclusion.
En cas de refus, le bailleur doit en informer le locataire et seuls les juges du fond ont la possibilité de permettre tant au locataire qu’au bailleur de passer outre cette opposition.
D. Absence de réponse du bailleur dans les 3 mois : acceptation
Selon l’article L145-49, alinéa 3 du Code de commerce, à défaut pour le bailleur d’avoir, dans les 3 mois de la demande notifié son refus, son acceptation ou encore les conditions auxquelles il subordonne son accord, il est réputé avoir accepté la demande.
Si passé ce délai de 3 mois son silence vaut acceptation, le bailleur conserve toutefois la faculté de demander le paiement d’une indemnité ou d’une augmentation de loyer, comme on va le voir plus bas.
Sauf motif grave et légitime ou volonté de reprise des locaux par le bailleur, le tribunal judiciaire peut autoriser la transformation totale ou partielle du fonds de commerce malgré le refus du bailleur, si les conditions de la déspécialisation plénière sont remplies, à savoir comme on l’a vu :
- la ou les activités s’avèrent conformes à la conjoncture économique et aux nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution ;
- et compatibles avec les caractéristiques du local.
L’article L145-52, alinéa 1 du Code de commerce indique que le bailleur peut invoquer un motif grave et légitime pour justifier son refus.
Le motif grave et légitime n’est pas défini par le texte : il semble pouvoir être constitué par les fautes du preneur (il n’y a toutefois pas de jurisprudence sur ce point à notre connaissance).
E. Reprise des locaux par le bailleur
En application des dispositions de l’article L145-53 du Code de commerce, le refus du bailleur est aussi « suffisamment motivé » s’il entend reprendre les lieux à l’expiration de la période triennale en cours en application des dispositions des articles L145-18 à L145-24, c’est-à-dire afin d’effectuer des travaux de construction, reconstruction ou restauration ou pour habiter.
Les justifications du bailleur se limiteront le plus souvent à l’affirmation de ses intentions puisque les conditions de la reprise ne pourront s’apprécier qu’à la date de son exercice.
Ainsi, s’il se révèle ultérieurement que le bailleur a faussement invoqué ce motif ou s’il n’a pas satisfait aux conditions ayant motivé le rejet de la demande, il ne pourra plus s’opposer à une nouvelle demande, sauf pour motif grave et légitime. Il pourra également être condamné à réparer le préjudice subi par le locataire.
III. Règles communes avec la déspécialisation partielle
Certaines règles applicables à la demande de déspécialisation plénière sont communes avec celles applicables en cas de déspécialisation partielle.
On rappellera notamment les suivantes :
A. Compétence partagée entre le tribunal judiciaire et le juge des loyers
L’article L145-52 du Code de commerce instaure une compétence partagée entre le tribunal judiciaire et le juge des loyers commerciaux concernant le contentieux de la déspécialisation.
Ainsi, alors que le tribunal judiciaire peut autoriser la transformation totale ou partielle malgré le refus injustifié du bailleur, le juge des loyers commerciaux est seul compétent pour statuer sur un différend portant sur le montant du loyer.
B. Droit de repentir
L’article L145-55 du Code de commerce prévoit qu’à tout moment et jusqu’à l’expiration d’un délai de 15 jours à compter de la date à laquelle la décision est passée en force de chose jugée, le preneur ayant formé une demande de déspécialisation peut y renoncer en la notifiant au bailleur par acte extrajudiciaire.
Ce texte permet au preneur d’opter ou non pour la déspécialisation en toute connaissance de cause selon les conséquences financières qui auront été fixées par le tribunal.
Ce délai est identique à celui du droit de repentir du bailleur prévu par l’article L. 145-58 du Code de commerce à la suite d’un refus de renouvellement. Le droit de repentir de l’article L145-55 du Code de commerce, comme celui de l’article L145-58, n’est soumise à aucune forme particulière.
Le locataire exerçant son droit de repentir supporte les frais de l’instance.
C. Absence d’application de la clause résolutoire pour cessation d’activité
L’article L145-42 du Code de commerce prévoit que “les clauses de résiliation de plein droit pour cessation d’activité ne produisent aucun effet pendant le temps nécessaire à la réalisation des transformations faites en application des dispositions de la section 8. Ce délai ne saurait excéder six mois à dater de l’accord sur la déspécialisation ou de la décision judiciaire l’autorisant.”
En effet, le preneur obtenant le droit de modifier son activité peut être contraint de réaliser des travaux de transformation des locaux afin de les adapter à leur nouvelle destination.
Pendant le temps nécessaire à la réalisation de ces travaux, le bailleur ne pourra poursuivre la résiliation du bail pour cessation d’activité.
Cette interdiction présente toutefois des limites, le texte précisant que le délai accordé ne saurait excéder 6 mois à compter de l’accord sur la déspécialisation ou de la décision judiciaire l’autorisant.
IV. Conséquences de la déspécialisation plénière
La déspécialisation plénière peut avoir des effets spécifiques tant sur les tiers, que sur le bailleur.
A. Droit des tiers
Créanciers inscrits
Comme on l’a vu, les créanciers inscrits doivent être prévenus. Ils ne peuvent pas s’opposer à la demande de déspécialisation, mais peuvent demander que le changement d’activité soit subordonné à des conditions destinées à préserver leurs intérêts (tels que la déchéance du terme, le règlement immédiat de leur créance, ou encore l’obligation de fournir une caution bancaire).
Le Code étant muet sur les formes que doit prendre cette demande, il est généralement conseillé au créancier inscrit de :
• notifier au locataire les conditions auxquelles il souhaiterait voir subordonner la déspécialisation en demandant à ce dernier de lui confirmer son accord éventuel ;
• dénoncer simultanément cette notification au bailleur en l’invitant à ne donner son accord qu’à la condition que les nouvelles conditions soient respectées, ou à défaut, de l’informer en cas de contentieux.
En tout état de cause, ces conditions seront laissées à l’appréciation du tribunal qui pourrait être saisi soit d’une procédure sur le principe même de la déspécialisation – procédure dans laquelle interviendrait le créancier inscrit- soit uniquement des conditions émises par le créancier en garantie de cette modification.
En tout état de cause, les créanciers inscrits conserveront sur le fonds transformé leur privilège avec leur rang antérieur.
Tiers locataires
Selon l’article L145-9, alinéa 2 du Code de commerce, le bailleur doit, dans le mois de la demande, en aviser, dans la même forme, ceux de ses locataires envers lesquels il se serait obligé à ne pas louer en vue de l’exercice d’activités similaires à celles visées dans la demande. Ceux-ci doivent, à peine de forclusion, faire connaître leur attitude dans le mois de cette notification.
Si le bailleur s’est abstenu d’effectuer la dénonciation prévue par l’article L145-49, alinéa 2, il pourra en résulter au profit du tiers, une inopposabilité pour les effets provisoires de la déspécialisation.
Si toutefois le propriétaire n’a pas contesté dans les délais la demande de la déspécialisation, laquelle est devenue définitive et intangible, le tiers intéressé n’a plus aucune voie de recours. Il pourra toutefois invoquer la faute grave commise par le propriétaire et prétendre à des dommages et intérêts correspondant au préjudice subi.
Le tiers pourrait également demander sur le fondement de la répétition de l’indu les sommes versées en contrepartie d’une clause d’exclusivité devenue sans objet.
Si le colocataire tiers a négligé d’affirmer son opposition, il est forclos et ne pourra plus s’opposer à la déspécialisation revendiquée. Il ne pourra pas non plus solliciter de dommages et intérêts auprès du propriétaire.
Si le tiers fait valoir ses observations dans le délai, il pourra formuler des objections ou des indemnités que le bailleur devra alors répercuter et que le tribunal éventuellement saisi appréciera.
B. Droit du bailleur
Conformément à l’article L145-50 du Code de commerce, le changement d’activité peut avoir deux conséquences vis-à-vis du bailleur qui peut demander le paiement d’une indemnité égale au montant du préjudice qu’il estime subir, mais également la modification du prix du loyer (et ce, sans attendre la période triennale suivante, comme en cas de déspécialisation partielle).
Paiement d’une indemnité
En application des dispositions de l’article L145-50 alinéa 1 du Code de commerce, le bailleur peut demander le paiement d’une indemnité égale au montant du préjudice subi par le bailleur. Il n’existe pas de jurisprudence, mais le préjudice semble pouvoir résulter de :
• l’abaissement du standing de l’immeuble ;
• des demandes de répétition de l’indu des autres locataires qui auraient demandé le remboursement de l’indemnité qu’ils auraient versé contre l’exclusivité.
Le bailleur devra établir tant le préjudice que son montant qui sera laissé à l’appréciation souveraine des juges.
Révision du montant du loyer
Aux termes de l’article L145-50, alinéa 2 du Code de commerce, le bailleur peut demander une augmentation du loyer immédiate échappant aux règles de révision légale et sans plafonnement.
L’appréciation du nouveau loyer doit tenir compte de l’avantage procuré au nouveau locataire et son montant sera limité à celui de la valeur locative du bien.
Il a ainsi été jugé qu’il « n’était pas souhaitable d’imposer au locataire le versement d’une indemnité qui compromettrait ses efforts en vue d’entreprendre une activité plus rentable, mais il y a lieu d’augmenter le loyer pour le porter à la valeur locative réelle des locaux ainsi obtenus sans pas-de-porte« .
Le Code ne précise pas le point de départ de ce nouveau loyer : il semble cependant logique de retenir la date à laquelle le preneur aura le droit d’exercer dans les lieux les nouvelles activités.
Il convient de signaler que ce changement d’activité pourra constituer un motif de déplafonnement à l’occasion du renouvellement suivant si la modification est suffisamment notable.
Baptiste Robelin – Avocat – Droit des affaires